La Cause Touareg dans l’Impasse

Depuis le début de la crise qui embrase le Nord-Mali en 2012, les peuples Touaregs attirent les regards des acteurs de la sécurité dans la sous-région ouest-africaine sans que leur rôle exact dans ce conflit ne soit véritablement connu. Tantôt qualifiés de terroristes et de trafiquants, ils sont parfois considérés comme les remparts aux islamistes qu’abritent les régions désertiques et montagneuses de Kidal, Tombouctou et Gao. C’est cette même ambivalence de perception qui caractérise l’histoire des Touaregs qui nomadisent le Sahara central ainsi qu’une grande partie du Sahel.

La persistance d’un « problème » touareg

Réputés pour être réfractaires à toute tentative de mise en ordre politique et économique, les Touaregs ont toujours affirmé une liberté de mouvement en prospérant grâce au contrôle du commerce transsahélien et transsaharien. Dans cet espace qu’ils occupent, on estime à 1,5 millions le nombre de « Tamasheks », comme ils se nomment eux-mêmes, répartis principalement au Niger et au Mali, mais aussi en Algérie, en Libye et au Burkina Faso. Leur voile traditionnel de couleur bleue indigo leur a valu le surnom d’ « hommes bleus ». Dans la culture populaire saharienne et subsaharienne, les Touaregs sont dépeints à la fois comme des nobles fiers et des chevaliers rebelles, mais aussi comme des pillards et des esclavagistes asservissant les peuples noirs du Mali et du Niger.

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Répartition géographique des populations touarègues – Source : France Culture

C’est leur farouche insoumission à la colonisation qui contribua à fragiliser leur position dominante dans la région. Les colons, Français en tête, entreprirent d’urbaniser la sous-région ouest-africaine et de développer des voies commerciales concurrentes à celles exploitées par les Tamasheks. Le recul de l’activité caravanière, le contrôle des routes et l’interdiction de la traite des esclaves entrainent le déclin des confédérations touarègues traditionnelles en les privant de leurs revenus et en les poussant à la sédentarisation. Les frontières des nouveaux Etats-nations (l’Algérie, la Libye, le Mali, le Niger et le Burkina Faso) participent à fracturer encore plus ces communautés. Le rapport de force s’inverse entre les hommes bleus et les ethnies gouvernantes – qui furent autrefois persécutées et réduites en esclavage par les négoces Touaregs – qui entreprennent de les marginaliser politiquement et économiquement. Les Tamasheks se retrouvent éloignés des centres de décision méditerranéens (Tripoli, Alger) ou sub-sahariens (Niamey, Bamako, Ouagadougou).

Dès lors, des relations conflictuelles naissent avec le pouvoir central et une véritable insurrection remet en cause la stabilité régionale. Les Touaregs se rebellent dès 1963 et revendiquent l’indépendance et l’autodétermination de l’Azawad, qui correspond à la région du Nord-Mali. La répression organisée par le premier président de la République du Mali Modibo Keïta et les grandes sécheresses de 1973-1974 et de 1984-1986 finissent de bouleverser la domination touarègue sur le Sahel. Les jeunes Tamasheks exilés en Algérie fondent en 1988 le Mouvement populaire de libération de l’Azawad (MPLA) sous l’égide d’Iyad Ag Ghali et déclenchent la première insurrection en 1990. Après la tentative de libération des prisonniers détenus à Tchin Tabaraden (Niger) et l’attaque du poste de gendarmerie de Ménaka, la répression fit entre 700 et 1 500 victimes du côté des hommes bleus et entraina le déplacement de plus de 100 000 réfugiés en Algérie et en Mauritanie.

La situation lors de la première moitié des années 1990 oscille entre temps de paix (signature des accords) et reprises des hostilités. Le MPLA change de nom en devenant le Mouvement populaire de l’Azawad (MPA) puis se scinde en plusieurs entités au gré des tensions entre les différentes tribus touarègues, qui restent malgré tout rassemblées au sein des Mouvements et Fronts Unifiés de l’Azawad (MFUA). Un pic de violence est atteint au cours de l’été 1994, les morts se comptant par centaines des deux côtés. Le retour au calme intervient en juillet 1995 avec la signature d’un Pacte National qui prévoit une meilleure intégration des populations touarègues dans la société malienne. Toutefois, en 2006, une deuxième insurrection éclate. Iyad Ag Ghali, Hassan Fagaga et Ibrahim Ag Bahanga, leaders des MFUA, estiment que le Pacte National n’est pas respecté et réclament un statut particulier pour la région de Kidal. Les séparatistes Touaregs attaquent simultanément Ménaka et Kidal et de nouveaux affrontements ont lieu avec l’armée malienne.  Le président Amadou Toumani Touré, dit « ATT », entame des pourparlers sous l’égide d’une médiation algérienne qui aboutira aux accords d’Alger du 4 juillet 2006.

La rébellion touarègue à l’heure
du terrorisme islamiste

La crise entre l’Etat malien et les indépendantistes Touaregs connait un nouveau rebond après le Printemps arabe. Dès 2011, la guerre en Libye et la chute de Mouammar Kadhafi déstabilisent l’ensemble de la bande sahélo-saharienne et rendent accessibles aux trafiquants et aux rebelles les arsenaux autrefois détenus par le régime. C’est dans ce contexte chaotique qu’est créé le Mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA) le 16 octobre 2011. Né de la fusion du Mouvement national de l’Azawad (MNA) et de l’ex-Alliance Touareg Niger Mali (ATNM) d’Ibrahim Ag Bahanga, il se donne pour but de profiter de la faillite de l’Etat malien pour obtenir l’indépendance de l’Azawad. Si le MNLA ne représente pas l’ensemble des Touaregs vivant au Sahel, c’est bien lui qui lance dès le 17 janvier 2012 des offensives sur les villes de Kidal, de Gao et de Tombouctou et qui déclare l’indépendance de l’Azawad le 6 avril 2012. Les Tamasheks autrefois enrôlés dans les milices de Mouammar Kadhafi rentrent au pays lourdement armés, et viennent grossir les rangs du MNLA.

Dans le même temps, la circulation d’armements ainsi que les trafics en tous genres renforcent également petit à petit les groupes terroristes actifs dans la région du Sahel. Ansar Dine (courant islamiste touareg dissident du MNLA créé par Iyad Ag Ghali) et le Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao), s’allient pendant un temps au groupe Al-Qaïda au Maghreb Islamique (Aqmi) qui prend le contrôle des territoires du Nord-Mali. Le MNLA, laïc, nie toute alliance avec Aqmi ou Ansar Dine qui souhaitent une application stricte de la charia dans les territoires du Nord-Mali. Cependant, les actions non-coordonnées mais synchroniques des séparatistes tamasheks et des organisations salafistes dans le Nord-Mali déstabilisent l’armée malienne qui voit naître une vive contestation au sein de ses rangs ; contestation qui aboutit au coup d’Etat du capitaine Amadou Haya Sanogo et à l’abdication du président Amadou Toumani Touré le 22 mars 2012. Profitant de la désorganisation des autorités centrales, une « coalition islamique » forte de 1200 jihadistes prend le 10 janvier 2013 la ville de Konna, considérée comme le point de rupture entre les régions sud et les régions nord du Mali et située à seulement 600 kilomètres de Bamako. Cette attaque constitue un tournant pour la France, seule puissance à disposer de forces armées pré-positionnées dans la région, qui décide de lancer l’opération « Serval » le 11 janvier 2013.

La cause touarègue dans une impasse

La rébellion touarègue qui agite le Mali depuis 2012 diffère des précédentes sur deux points :

  • Elle est tout d’abord mieux structurée idéologiquement. Là où les revendications étaient auparavant aussi diverses que les populations tamasheks elles-mêmes, la création du MNLA parvient à rassembler les rebelles autour de la question de l’autodétermination de l’Azawad. Ce processus exclut d’ailleurs au passage les Touaregs ayant des revendications différentes de celles des séparatistes. Il faut dire en effet qu’une part conséquente des communautés touarègues réclament au contraire une intégration plus forte dans la société nationale au travers de la création de programmes de développement spéciaux destinés à l’accès à la santé publique, à l’éducation ou à l’eau, dans un pays très pauvre et surtout très inégalitaire (183 sur 196 au classement de l’Indicateur de Développement Humain établi en 2015).
  • Mais ce qui diffère surtout dans cette nouvelle rébellion, c’est la relative impopularité[1] des Touaregs du MNLA, qui se retrouvent aujourd’hui isolés, voir inaudibles. La France, qui s’était un temps appuyé sur les soldats tamasheks pour endiguer le terrorisme islamiste au Nord-Mali, s’en distance et soutient désormais d’autres groupes tels que le Gatia (Groupe d’Autodéfense Touaregs Imghad et Alliés) et le MSA (Mouvement pour le Salut de l’Azawad), ennemis jurés du MNLA[2]. Mais c’est surtout auprès des populations locales que les indépendantistes semblent perdre de leur crédit. En effet, les songhaïs, peuls, maures ou arabes qui peuplent également l’Azawad goûtent de moins en moins d’être pris en otage de revendications qu’ils ne partagent pas. En effet, ce territoire n’a jamais appartenu aux nomades Touaregs, qui font de cet espace une construction politique ex nihilo ne pouvant se prévaloir de l’histoire pour trouver sa légitimité. D’ailleurs, la décision du MNLA de proclamer unilatéralement l’indépendance de l’Azawad le 6 juin 2012 (avant d’y renoncer le 14 février 2013) avait été jugée illégitime par les populations non-touarègues, et même par certains Touaregs. Avant l’intervention française, ceux qui parvenaient à trouver une assise sociale au sein de certaines communautés du Nord-Mali était d’ailleurs plutôt certains groupes jihadistes au discours plus séduisant et clientéliste. Ils se targuaient en effet d’être les seuls à assurer les actions sociales que l’Etat malien n’était pas en mesure de fournir.

Désormais, plus de trois ans après la signature d’un accord de paix entre le gouvernement malien et les groupes armés réunis au sein de la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA), la question de l’indépendance de l’Azawad n’est toujours pas réglée. Certaines milices touarègues empêchent par exemple la réimplantation des autorités maliennes à Tombouctou, Gao, Ménaka et Kidal.[3] Aux yeux d’une partie de la population malienne, la dégradation constante de l’environnement sécuritaire n’est pas seulement imputable aux seuls islamistes ; dégradation qui empêche le développement de projets de désenclavement du Nord-Mali qui sont justement réclamés par une partie des populations touarègues. L’accord d’Alger est parfois réduit à un simple accord de cessez-le-feu ne respectant pas les objectifs qu’il s’était donné, à savoir pas seulement la paix mais aussi la réconciliation.

D’autant que la rébellion actuelle dépasse de loin le simple cadre de l’antagonisme Etat-séparatistes. La bande sahélo-saharienne est devenue le théâtre de la concurrence entre les groupes terroristes ayant fait allégeance à Al-Qaïda ou Daech, groupes dont font partie certains des leaders indépendantistes Touaregs. On peut notamment citer Nusrat al-Islam Wal Muslimin[4] (« Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans) dirigé par Iyad Ag Ghali, ancien leader du Mouvement populaire pour la libération de l’Azawad, du Mouvement populaire de l’Azawad puis d’Ansar Dine, et qui a revendiqué l’attentat meurtrier de Ouagadougou perpétré contre l’ambassade de France et l’état-major général des armées du Burkina-Faso le 2 mars 2018[5]. Cet exemple illustre la relative collusion qui se dessine entre les islamistes déstabilisant le Sahel et une frange radicalisée des indépendantistes Touaregs, qui voient dans l’opération Barkhane, le G5 Sahel (Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad) et la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma) des forces d’occupation illégitimes. Si les opérations conjointes des armées malienne et française parviennent à endiguer la propagation du terrorisme vers le sud du pays, il apparait donc difficile dans ce contexte d’instabilité perpétuelle d’envisager une fin définitive de la rébellion touarègue, le gouvernement malien voyant dans la lutte contre le terrorisme la priorité absolue.

Quels liens ont entretenu et entretiennent encore les séparatistes touaregs avec les groupes terroristes islamistes qui sévissent au Nord-Mali et plus largement au Sahel ? Les hommes bleus étaient-ils partenaires du Mujao, d’Ansar Dine ou d’Aqmi ? Ont-ils seulement profité de la déstabilisation du gouvernement malien pour raffermir leurs revendications ?  Sont-ils aujourd’hui au contraire des remparts à l’islamisme qui menace la stabilité régionale de la sous-région ouest-africaine ? Voici des questions auxquelles il parait difficile voire impossible de répondre, mais qui se trouvent pourtant au cœur de la problématique touarègue au Mali comme au Sahel.

En tous cas, qu’ils souhaitent trouver une meilleure place au sein des Etats de la bande sahélo-saharienne ou au contraire s’en émanciper, il faut observer chez les Tamasheks une tendance à vouloir répondre à la violence déployée contre eux en cherchant des alliés contre le système existant qui les opprime. Sur quelques points, la dialectique rebelle converge avec certains intérêts des groupes islamistes actifs dans la sous-région ouest-africaine qui pourraient à terme représenter la seule alternative pour les Tamasheks exclus de ces sociétés – même s’ils sont peu nombreux à avoir franchi le pas sur le plan idéologique. Toutefois, le risque de porosité entre la communauté touarègue et les groupes islamistes ainsi que la versatilité des alliances freinent indéniablement la dynamique de dialogue avec l’Etat malien observée lors de l’accord d’Alger. Pour donner une chance à leur plan d’autonomie, les Touaregs devront opposer aux projets d’assimilation et de propagation des idéaux islamistes la même résistance dont ils ont fait preuve face au colonisateur français puis à l’Etat malien.

Cet article a été proposé par Axel Robin, analyste en relations internationales, particulièrement intéressé par les enjeux ouest-africains et sahéliens. Vous pouvez suivre ses activités sur Twitter et LinkedIn.

[1] O. Babi, Mali : Le général Gamou reçu par le conseiller militaire de l’ambassade de France, le MNLA au bord du désespoir, Mali Actu, 22.10.14

[2] S. Kaba Diané, Nord-Mali, l’armée française lâche les Touaregs du MNLA, Mondafrique, 11.04.18

[3] B. Sangaré, Au Mali, un tabou nommé Azawad, Le Monde, 11.12.17

[4] L’organisation Nosrat Al-Islam Wal Mouslimine (Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, GSIM) affiliée à Al-Qaida rassemble désormais les groupes Ansar Dine d’Iyad Ag Ghali, le mouvement Al-Mourabitoun de Mokhtar Belmokhtar et la Katiba d’Amadou Koufa.

[5] N. Coulibaly, Burkina : le groupe terroriste du Malien Iyad Ag Ghaly revendique l’attentat de Ouagadougou, Jeune Afrique, 04.03.18

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